Toute science passe par la connaissance et la conscience.
La chirurgie dentaire est de ces sciences que l’on nomme art. Un art de vivre puisqu’il occupe notre tête depuis les études jusqu’à après notre fin de carrière, et un art appliqué qui conjugue dextérités manuelle et corticale. Avant la pratique, il y a l’apprentissage, la théorie, les analyses, les postulats, les protocoles… qui donnent lieu à l’expérience, les rencontres, les aléas, les mélanges, les voyages, les congrès, les échecs, les succès, les remises en questions, les évolutions…
Un grand tout qui, au fil de nos vies de praticiens, nous ouvre les yeux sur la relativité de nos connaissances. Exercer nous amène forcément à nous confronter à la faille dans la logique, la trahison du bon sens, ou tout ce qui peut fissurer nos certitudes. Le besoin de comprendre autrement devient alors évident.
À 46 ans, après 20 ans de pratique, j’en ai vu des modes et des dogmes avoir la vie dure. Combien de situations m’ont prouvées que certains impossibles ne l’étaient pas! Combien de relectures de cas ont pris une explication complètement différente sous un autre éclairage! Combien de fois ai-je compris, après de nombreuses années, un fait biologique que j’expérimentais chaque jour sans même le voir?.
Pour établir un diagnostic, il faut connaitre la pathologie a-t’on appris. Il en est de même avec la vie et sa magie qui nous entoure. Les mécanismes de réparation/cicatrisation et leurs dysfonctions n’échappent pas à cette règle. La compréhension du vivant est parcellaire. Pour la décoder, il nous a fallu la séparer en matières distinctes chacune à son échelle: Biologie moléculaire, biologie cellulaire, histologie, ….Les inter-relations sont tellement nombreuses et complexes que nous avons une impossibilité à les cerner. Les progrès sont constants mais restent souvent le prés-gardé d’ultra-savants ultra-spécialisés. La vision globale, plus nécessaire que jamais, devient de moins en moins accessible. Ne pas prendre le wagon en marche maintenant peut créer un gap difficile à récupérer, tant le flot de connaissances qui abondent dans la compréhension des mécanismes de la vie grandit vite.
Finalement, notre expérience donnait déjà cette nouvelle perspective, éclairant via les conséquences de nos gestes, ce qui se passe dans les bouches de nos patients avant, et après nos chirurgies, depuis toujours.
Etre pragmatique
Etre pragmatique est confortable, rassurant. Connaitre les règles, les respecter, est fondamental. Quand on connait une technique reproductible qui obtient 98% de succès avec une pérennité parfaite, il faut garder et préserver le protocole. En aéronautique, je me souviens de Patrick, un ami pilote d’hélicoptère qui me reportait le dicton « If it works, don’t fix it! » . C’est une évidence et une bienveillance minimale pour nos patients.
Cependant, sommes-nous à l’aboutissement de nos connaissances, de la compréhension des mécanismes de cicatrisation, du développement des matériaux, des outils thérapeutiques? Qui obtient 98% de succès à 20 ans? Qui arrive à braver la biomécanique qui joue contre nous? Qui arrive à limiter les dégâts endogènes de la biologie des patients qui se rie de nous?. Avons nous été raisonnables quand nous avons voulu croire en un meilleur taux de succès de nos implants par rapport aux traitements parodontaux? Est-il possible de réussir à faire durer des implants chez des patients qui réussissent à faire tomber leur dents (parfois saines) en ne s’occupant que des axes et des connectiques implantaires ou du design du pilier?. « Quand le sage montre la direction, l’imbécile regarde le doigt ».Nous avons besoin de connaître et d’optimiser tant de détails qui n’en sont pas. L’impact d’un type de LASER, ou d’un design d’implant, d’un état de surface, ou d’un sytème de collage est bien réel. Il serait déraisonnable de revenir en arrière! Au contraire, le fruit de ces acquis est précieux, Issu de beaucoup de recherche et développement qui apportent une pro-activité capitale. Cependant, le sûr-intérêt obsessionnel du détail nous enlève la globalité. Il faut, comme le caméraman, focaliser et dé-focaliser en permanence. L’infiniment grand et l’infiniment petit doivent se conjuguer en harmonie en permanence.
Touche pas à mon dogme.
Dans ce monde où le respect des règles est de mise, comment gérer avec des techniques, protocoles, et moyens thérapeutiques en constante évolution?. Au fil des ans se succèdent de petites révolutions comme autant de réponses à la mode pour résoudre au mieux nos problématiques quotidiennes.
Nous devons admettre l’imperfection de nos résultats. Le besoin d’améliorations voire de changements induit le besoin de revisiter les acquis et de les sublimer. L’antinomie entre l’acquis et les remises en question est délicate. Comment conjuguer recul scientifique et progrès constant?. Nos congrès et revues scientifiques sont la preuve de notre besoin et capacité d’exposer et de partager le savoir plus ou moins éphémère avec une assurance sincère. Quel meilleur hommage à nos maitres que de transformer le fruit de leur transmission tels des alchimistes?. Le progrès commence par accepter les limites de nos acquis, versant connaissance ou versant pratique, mettant en perspective les dogmes qui en avaient découlés.
En parallèle, chaque trahison aux dogmes, chaque changement, même mineur, peut ouvrir la boite de Pandore. Le pire dans tout cela est que les bonnes intentions de progrès peuvent ainsi avoir des effets négatifs inattendus à chaque niveau, impactant la prévisibilité ou la pérennité.
Le paradoxe
C’est bien là le problème!
Réaliser en 2020 une technique de 1980 et avoir un magnifique résultat amènera le respect de la fiabilité. Mais en cas d’aléas, nous crierons à l’obsolescence. Performer en 2020 une technique de 2019 et avoir un magnifique succès générera un enthousiasme net et des louanges quand à la dernière révolution nécessaire, mais en cas d’aléas, nous dénoncerons l’inconscience d’utiliser une technique sans recul. C’est tellement compliqué de rester innovant avec l’expérience!. Le bon dosage de l’innovation et du recul doit-il prendre sa légitimité au travers des succès ou des aléas ou à travers sa juste mise en oeuvre dans un nouveau cadre où l’analyse est la concrétisation des progrès de compréhension. Un dogme 2.0 en construction, loin du simple test (à fuir), mais au coeur de la relecture de la clinique en fonction des connaissances, techniques et outils améliorés.
Tout est question de contexte
Il est bon de rappeler que tous les dogmes sont et resteront vrais…dans leur contexte.
Changeons les données d’une expérience et nous en changeront le résultat. Tant que les notions fondatrice du sens d’un dogme sont inchangeés, le dogme est un guide formidable, sécurisant la pratique. Cependant, les évolutions des approches, des solutions thérapeutiques, des dispositifs médicaux et autres, changent bien des données… Ce sont ces additions de différents progrès (dans les outils, les traitements des biomatériaux, les protocoles, les dispositifs implantables, etc) qui induisent de nouveaux paradigmes.
En fait, il faut mieux considérer les différents facteurs comme autant de maillons de la chaine du succès. Dans le cadre d’une analyse personnalisée du patient, les nouvelles options thérapeutiques changent considérablement le champ des possibles ou des impossibles.
L’expérience nous demande de réinterpréter nos connaissances:
L’exemple de la régénération osseuse est très parlant!
Du parietal aux allogreffes en passant par les xénogreffes ou autres biomatériaux synthétiques: tout fonctionne. Même si le type et le traitement des biomatériaux induisent des différences certaines, on ne peut parler de « greffe d’os » au sens propre, mais uniquement de Régénération Osseuse Guidée, des techniques qui permettent au patient de synthétiser de l’os. Il est aussi possible d’interpréter différemment le principe de stabilité osseuse après les ROG. L’ approche habituelle tend à mettre un substitut très faiblement résorbable pour assurer un maintien du volume dans le temps. Cela présente bien sur un intérêt certain. Une autre approche plus biologique, permet de tendre vers un résultat quantitativement similaire, même si la patient-dépendance peut jouer des tours, mais qualitativement bien supérieure. Elle est basée sur une intégration plus rapide et plus intime des particules par d’os néoformé. Le biomatériau se comporte comme un endosquelette temporaire de la ROG, dont la durée de stabilité n’a besoin d’être qu’équivalente au temps de cicatrisation osseuse. Une fois que l’os néoformé (vivant) a englobé les particules, la stabilité devient alors le reflet de la physiologie du patient.
La patient-dépendance va donc avoir un impact plus ou moins grand selon la technique et selon le matériau utilisé. Le taux d’os néoformé est donc très variable selon le biomatériau, la technique, mais également la biologie du patient, la localisation anatomique du site… On peut faire des analyses similaires pour le conjonctif palatin et les matrices dermiques acellulaires, ou bien sur les différents états de surface des implants… En fait le principal est le grand oublié: le patient. Le reste est très important mais secondaire. Il est donc nécessaire de prendre plus en considération la physiologie, la globalité du patient.
Toutes les analyses comme l’occlusion, les poches parodontales, le profil des pertes osseuses,… sont toujours fondamentales, mais il faut intégrer tout cela dans le contexte général du patient. Quoi que l’on fasse, on fait appel à la capacité du patient à cicatriser!
Et dans la pratique?. Le succès pérenne est bien la rencontre d’une analyse bien conduite, d’un patient bien coaché, d’une gestion prévisible et rigoureuse des problématiques locales, de biomatériaux, implants et prothèses de qualité, d’une gestion des facteurs de risque drastique et d’un suivi rigoureux. Après une ère rassurante ultra-technique à être focalisé et ultra-performant sur quel modele de guide chirurgical ou quelle conicité de connexion implantaire, après avoir essuyé X générations de collages ou d’états de surfaces, il est temps d’accorder aussi au patient son importance…capitale!
Un marin qui va traverser l’Atlantique prend la météo avant de décider de sortir ou pas du port. Une fois au large, il peut y avoir des imprévus plus ou moins gérables, mais il sera trop tard pour l’analyse du risque environnemental. Il est nécessaire d’évaluer certains risques et le rapport expérience/éléments AVANT de se lancer dans toute aventure!. La Météo du patient passe par une analyse du bilan médical approfondie, des comparaisons des radiographies actuelles et celles des années précédentes, et en déduire les rythmes d’évolution. Envisager des bilans sanguins qu’il faudra savoir analyser. Endosser un rôle de coach en se donnant la capacité de prodiguer des conseils justes et adaptés pour optimiser la cicatrisation.
Les grandes lignes
Nous savons que dans les grands oubliés, de nombreux facteurs influencent considérablement la santé, dont la santé parodontale. La cicatrisation est elle encore plus sensible à cela! C’est donc une analyse drastique de nombreux facteurs qu’il faut réaliser devant chaque terrain parodontal ou avant tout traitement complexe, principalement si il y a des reconstructions osseuses.
Considérons à leur juste valeur les co-facteurs étiologiques des problèmes. Stress chronique, dérèglements endocriniens, modifications du système immunitaire, altération du rythme de sommeil, alimentation déséquilibrée, carences protéiques, carences en vitamines ou oligo-éléments , alcool, tabac, pathologies chroniques associées, effets d’autres médicaments, … Nous traitons des patients qui se pensent en bonne santé mais dont 80% présentent des carences non perceptibles, des syndromes métaboliques ou autre dysfonctionnement sans que leur quotidien n’en soit altéré à court terme….jusqu’au jour d’une cicatrisation défaillante. Pour être toxique concrètement, il faut des années de tabac, d’alcool ou de malbouffe. Nous savons que l’impact des carences ou des toxines n’est pas le même sur la mère et le foetus. L’allégorie de la femme enceinte est parfaitement adaptée aux patients en cicatrisation. Cette comparaison prend d’autant plus de sens qu’un tissu cicatriciel a un turn over majeur, nécessite une angiogénése rapide, et requiert une expression des gènes non alternée et des synthèses prothéiques conséquentes par exemple. Certains oligo-éléments sont toxiques voir létaux dans des qualités insuffisantes ou en surdosages. Coté carences, il ne faut pas les résumer à l’alimentation! Certes elles peuvent bien sur être le fruit d’une mauvaise alimentation, mais pas seulement. Tout dérèglement du microbiote ou pathologie digestive va altérer l’assimilation. Les excès d’alcool, de cafés, d’antinutriments ou autres, vont créer des carences par surélimination.
Finalement
Les patients qui ont le plus besoin de nous au niveau parodontal, ou qui ont besoin des plus grosses reconstructions…sont par essence bien souvent ceux qui ont le plus résorbé, le plus détruit. S’ils sont capables de détruire un parodonte sain en quelques mois, et ce de façon anarchique, ou de résorber considérablement l’os alvéolaire après des extractions, c’est que leur dysfonctionnement biologique est grand. Voilà pourquoi il est si important de ne pas se jeter dans la gestion des conséquences sans corriger les causes, les facteurs de risque. « Nous sommes souvent capables de changer la vie des patients, mais seulement si ces derniers ont compris qu’ils devaient la changer aussi! »
Finalement, le succès à long terme ne peut s’appréhender qu’à la croisée des chemins d’un praticien avec une bonne analyse, une bonne gestuelle, de bons biomatériaux, un bon traitement, une bonne prothèse, … mais aussi (et surtout) un patient « optimisé » qui a compris et corrigé les facteurs de risque. Nous sommes des thérapeutes des conséquences, mais ne pas corriger les causes nous condamne à reproduire l’échec déjà vécu. Prendre le temps d’impliquer le patient et l’aider à sortir du potentiel déni plus ou moins conscient est une étape capitale du succès pérenne. Le traitement est un moteur et une motivation extrêmement puissante pour les aider à changer qu’il faut utiliser comme un accélérateur à changements et tuteur pour ne pas récidiver.
Cependant, dans notre contexte multifactoriel, tous les patients ne sont pas prêts ou capables de corriger leur hygiène de vie ou leur hygiène buccale, ce qui peut limiter considérablement la qualité des cicatrisations et la pérennité de nos traitements, et du parodonte des patients.